Lettre à Papa

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                                                                                                          15 août 2024, plage de Royan

 

Cher Papa,

Je ne sais pas ce qui me prend. Juste une envie de t’écrire, de prendre le temps de papoter avec toi.

De nos jours, on ne prend plus le temps de s’écrire, de parler, de refaire le monde. Maintenant, on se contente d’un texto, d’un message vocal au mieux. C’est comme ça, je ne critique pas.

À ton décès, en 2005, on s’écrivait encore de longues lettres, alors je fais pareil. Aujourd’hui, je veux prendre le temps de te parler.

Je sais que tu prendras le temps de me lire. Tu es maintenant dans l’Éternité et t’imaginer cette lettre à la main me plaît.

 

Quel est mon premier souvenir de toi ?

Probablement celui où tu me faisais manger mon yaourt. L’image de ton visage souriant et de tes yeux brillants de fierté me revient en mémoire. Il faut dire que je suis ton premier bébé et que j’aime ouvrir tout grand ma bouche pour avaler la cuillère de yaourt que tu me proposes.

Un poupon tout blond et tout frisé, aux yeux clairs et à la peau caramel : une petite métisse.

Oh là là… avoir des enfants métisses quand on est créole noir. Épouser une « zoreille ». Toute une histoire pour les enfants dans les familles : trop blanc, trop noir, pas assez frisé, trop ceci, pas assez cela… Et devoir trouver son identité au milieu de tout ça.

C’est drôle (ou pas d’ailleurs…), mais le jour de ton enterrement, j’ai appris que selon la rumeur populaire, je n’étais pas ta fille : trop blanche… C’est fou comme les gens peuvent avoir de l’imagination : je serais née du premier mariage de Maman. Ah bon…

Je me rappelle qu’en Métropole aussi, c’était la même chose. Quand on se baladait dans les rues de Paris, les passants se retournaient sur cette petite fille blonde et ce Monsieur trop foncé pour être son père. C’est louche…

Oui, bizarrement, moi, petite blonde aux yeux clairs et à la peau caramel, j’ai été confrontée à ce qu’on appelle, tout simplement, le racisme.

Je ne sais pas comment tu le vivais, tu n’en parlais pas. Mais moi, c’est certain, j’étais fière d’être ta fille, fière d’être blonde alors que mon Papa était noir.

Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé les conséquences de ces mauvaises paroles, de ces regards méchants ou outrés.

Ta peau noire nous a aussi donné l’occasion de rire. Comme cette fois où, à l’école, ils t’ont proposé de faire le Père Noël : un Père Noël noir ! L’évocation de ce souvenir me fait rire. Tu as d’ailleurs refusé cette proposition et je te vois encore complètement hilare nous raconter ta conversation avec le directeur de l’école, te proposant très sérieusement d’endosser le célèbre costume rouge et la longue barbe blanche.

 

Papa, mon Papa… fragile, sensible, torturé dans son âme.

Tu ne supportais pas qu’avec Élizabeth, on se dispute. Pourtant, dans toutes les fratries, il y a des disputes. C’est normal. Mais toi, tu ne voulais pas. Comme si ça te faisait de la peine.

J’imagine que le souvenir de tes propres frères et sœurs en conflit te tourmentait à un point que tu ne voulais pas voir ça sous ton toit. Mais, Papa, c’étaient des disputes de petites filles ! C’est tout…

Je culpabilisais quand je te faisais de la peine. J’aurais tellement voulu te faire comprendre que tout allait bien, que tu n’y étais pour rien. Des disputes de petites filles, c’est tout…

Je ne saurai jamais tout ce qu’il s’est passé dans ta famille. Je sais juste que ça t’a traumatisé.

Je ne saurai jamais tout ce que cette famille a traversé. Je sais juste que ça les a tous traumatisés.

 

En parlant de traumatisme… Revenons Papa sur ce moment délicat de ma vie de petite fille… Tu sais bien : quand un jour, j’avais environ 4 ans, j’ai arrêté de parler, surtout à l’école ou dans des endroits où il y avait du monde.

Du jour au lendemain… enfin… surtout au retour des vacances.

Là aussi, je t’ai fait de la peine Papa. Mais ce n’était pas ma faute. En fait, tu ne peux pas savoir exactement ce qu’il s’est passé. Rien de très grave, en apparence, mais Maman s’était moqué de moi parce que j’avais voulu aller à l’école à Antibes. Ben oui !  À la Réunion, c’était les vacances, mais pas à Antibes. Alors j’avais voulu voir comment c’était l’école en France. Elle s’était moquée de moi et moi, j’ai arrêté de parler. Je sais, c’est bizarre, je ne sais pas vraiment ce qu’il s’est passé dans ma tête : j’avais 4 ans. Je sais juste que ça m’a traumatisé et que peut-être j’aurais aimé que Maman prenne en compte ma curiosité. Je me suis dit que, si c’était comme ça, et bien, je ne dirais plus rien… Elle n’a pas compris.

Ça a duré un an. Vous étiez désespérés : mais pourquoi ne parle-t-elle plus ? La seule solution : être suivi par une psychiatre à l’hôpital de jour tous les mercredis. J’ai passé une année entière, tous les mercredis, avec d’autres enfants « à problème », des enfants autistes, des enfants trisomiques, des enfants avec des handicaps mentaux beaucoup plus lourds que le mutisme que la psychiatre – cette dame que je n’aimais pas – m’avait « diagnostiqué ». Je les aimais bien ces enfants, ils étaient gentils, mais je n’étais pas comme eu et j’ai fini par me croire folle…

Toi aussi, Papa, tu me pensais un peu folle quand même : tu me disais souvent que j’avais un petit vélo dans la tête. Ce n’était pas méchant de ta part, tu ne pensais pas à mal, mais je me disais que ça n’allait pas, que je posais des problèmes à mes parents.

Tu as tout essayé pour me faire parler, y compris et surtout le chantage affectif. Tu m’as promis les plus belles robes, tout ce que je voulais, mais rien n’y faisait.

Jusqu’à ce jour où… jusqu’à ce jour où le maître d’école m’a forcé à parler en me criant dessus devant toute l’école. Se remettre à parler en étant violentée. Se remettre à parler en étant humiliée et contrainte… bref. Je me suis remise à parler et toi, tu étais heureux. C’était l’essentiel…

 

Papa, plus tard, tu t’es mis à boire. Un peu plus, un peu plus souvent jusqu’à sombrer. Je ne suis pas sûre que tu ais envie d’évoquer cette période, mais j’ai compris. J’ai compris ta fragilité, tes doutes et tes peurs. J’ai compris aussi ta culpabilité. De quoi ? Je ne sais pas. Mais je ne t’en ai pas voulu. J’aurais tellement souhaité t’aider, te comprendre, te dire à quel point je t’aime. Je t’ai vu t’enfoncer dans l’alcool, jour après jour, de plus en plus profondément.

 

Jusqu’à ce jour où…il a tué son beau-père. Tu étais présent, tu as tout vu. Tu as vu ton frère tuer alors que lui aussi avait trop bu. Tu l’as vu finir en prison. Tu t’en es voulu.

Et je t’ai dit : Papa, je ne veux pas te perdre toi aussi. Tu te rappelles ce moment ? C’était au repas de Noël. Il n’était plus là, à table avec nous comme chaque année. Je ne voulais pas que tu sois le prochain absent.

 

Tu t’es arrêté de boire, mais tu n’as pas réglé tes problèmes ni tes zones d’ombres. Et tu es mort emporté par une crise cardiaque, seul un matin me laissant orpheline de toi, de mon Papa, d’une vraie relation avec toi.

 

Papa, on n’a pas eu le temps de se connaître, de se projeter dans l’avenir. Tu n’étais pas à mon mariage. Tu ne connaîtras pas tes petits-enfants. Ils sont là sur la plage jouant au cerf-volant avec David, leur papa. Ils sont beaux tous les trois ensemble. Si tu voyais l’homme que David est devenu, je pense que tu serais fier de lui. Je suis persuadée qu’il a toujours été le fils que tu aurais aimé avoir.

 

Voilà ! J’ai terminé ma longue lettre. J’espère qu’elle ne t’a pas fait verser de petites larmes. J’en doute… L’image que je garde de toi est celle d’un homme sensible, au cœur tendre, qui a profondément aimé ses filles. Moi aussi Papa, je t’aime, au-delà des faiblesses, de tes manquements, de tes ténèbres, je t’aime.

Alors oui, je sais qu’en lisant cette lettre, tu as versé ta petite larme. En l’écrivant, j’en ai versé plusieurs.

Malgré tout ce qu’on a traversé, je ne t’en ai jamais voulu et même si c’était le cas, j’ai très vite pardonné. Au travers de mes souvenirs et de ce que tu m’as transmis, tu continues à vivre et je sais qu’on se reverra. On aura alors toute l’Éternité pour papoter…

 

Au revoir Papa. Je t’embrasse.

                                                                                                                                           Raphaëlle

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